Vinita Damodaran

De nouvelles perspectives
Vinita Damodaran
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Vinita Damodaran

Portrait de Vinita Damodaran

La professeure Vinita Damodaran, historienne de l’Inde moderne, s’intéresse aux dialogues sur le développement durable dans les pays du Sud. Elle a travaillé tant sur l’histoire sociale et politique du Bihar que sur l’histoire environnementale de l’Asie du Sud, étudiant notamment des documents historiques pour comprendre les changements climatiques autour de l’océan Indien. Elle est particulièrement intriguée par les questions des changements environnementaux, de l’identité et de la résistance dans l’Inde orientale. Elle est directrice du Centre mondial pour l’histoire environnementale à l’Université de Sussex, en Angleterre. La professeur Damodaran a également coédité la série Palgrave en histoire environnementale mondiale.

Ses réflexions sur l’étude des archives Gwillim

Ce travail sur les archives Gwillim s’est avéré très utile pour mes propres recherches. En tant qu’historienne environnementale de l’Inde, je me penche surtout sur l’est du pays; ç’a été un vrai plaisir d’explorer des archives portant sur le Sud. Les paysages que décrivent les sœurs sont généralement verts et luxuriants, chauds l’été, baignés de pluie durant la mousson. Ils m’ont rappelé mon enfance en Inde, dans les années 1960, les visites à Madras, une ville postcoloniale en plein déclin, avec son architecture grandiose datant de la période britannique, la vie vibrante de la plage. Comme l’ont noté les deux sœurs, l’air était parfumé de jasmin et de mimosa, fleurs tressées en couronne et vendues dans la rue à des dames qui en ornaient leurs cheveux pour aller se promener sur le sable. Je me rappelle être arrivée en train après un long trajet de nuit, à partir de Delhi, à la gare centrale historique de Madras, conçue par l’architecte George Harding au XIXe siècle; j’ai été saisie par la vue de la rivière.

 

À l'arrière-plan, trois tours rouges au toit blanc ; devant elles, un pont blanc en arc de cercle sur une rivière, de grands arbres de chaque côté. Au premier plan, sur la rive du fleuve, un bateau rouge et deux hommes vêtus de blanc.
Gare centrale, Madras, carte postale Oilette de Tuck, 1911. (TuckDB.org - http://www.tuckdb.org/postcards/87893, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=38524888)

La rivière Cooum, tout près de la gare, avait depuis été gravement polluée, et réduite à un simple ruisseau. Des siècles durant, elle avait pourtant été le cœur économique de la ville; elle était alors une rivière d’eau claire où l’on pouvait naviguer et pêcher. Elle avait servi au commerce maritime entre l’Empire romain, le sud de l’Inde et le Sri Lanka. Mais la topographie que j’avais devant les yeux était très différente de celle décrite par les sœurs. Elles parlent aussi de la rivière Adayar, qui prend sa source près du lac Chembarambakkam dans le district de Kanchipuraam, et est l’une des trois rivières qui traversent Madras pour rejoindre le golfe du Bengal à l’estuaire d’Adyar. Elle a été depuis, elle aussi, lourdement polluée, comme la plupart des déchets de la ville sont rejetés dans ses eaux. Aujourd’hui, les rivières Adayar et Cooum ne ressemblent donc en rien à celles décrites par les deux sœurs, celles que j’aurais tant aimé pouvoir admirer autrefois, dans toute leur splendeur.

Les sœurs décrivent de façon évocatrice l’hydrographie de Madras.

Il y a en ce lieu quatre rivières; aucune d’entre elles n’est navigable pour plusieurs miles à la ronde, et ensuite, seulement par bateau. Elles sont très peu profondes, mais deviennent larges après la pluie; leurs berges sont riches en bois à maints endroits. Elles sillonnent la plaine avec une grande irrégularité et sont enjambées d’un grand nombre de ponts. Il y a aussi d’innombrables passages à gué, qui forment de petites routes plutôt sécuritaires pendant la saison sèche. D’ailleurs, il est rare que nous sortions dîner sans en emprunter une, deux ou trois. Ces rivières se jettent dans la mer ici, après avoir traversé le pays sur 40 ou 50 miles; elles égaient magnifiquement le paysage. La plus grande beauté de l’endroit, c’est qu’en quittant le bord de la mer, on longe toujours une rivière d’un côté ou de l’autre, ou encore un bassin – imaginez ici un lac, en partie naturel, mais alimenté par des barrages soigneusement entretenus. Certains de ces bassins sont longs de plusieurs miles et forment de magnifiques étendues– de nombreuses demeures sont bâties sur leurs rives, avec des marches menant jusqu’à l’eau.

Elizabeth Gwillim à sa mère, Esther Symonds, en janvier 1802
 Derrière un fleuve et une rive herbeuse, arbustes et petits arbres, vaste bâtiment blanc à colonnes à l’avant, arcades sur le côté et partie surélevée du toit en paille en pointe au centre; à l’arrière-plan, montagnes basses; au premier plan gauche, partie d’une structure incurvée à colonnes.
Symonds, Mary, 1772-? | 1772 à ?
Madras Villa / Mr Falconer’s villa on the Adyar | Villa à Madras / Villa de M. Falconer sur l’Adyar

Malgré sa forte pollution, la rivière Adayar recueille les surplus d’eau d’environ 200 lacs, bassins et petits ruisseaux, ainsi que l’eau de pluie et des canaux de drainage de la ville, avec un bassin versant d’une superficie totale de 860 kilomètres carrés (331 miles carrés). Des bateaux y naviguent toujours, et on peut y pêcher.

 

 À droite, au premier plan, trois femmes, une porte un enfant près d’une rangée d’arbres menant le long d’un réservoir d’eau; tissu blanc bordé de rouge dans l’arbre au-dessus d’elles; à gauche, femme en rose debout et femme en blanc agenouillée entre un bâtiment en pierre et un petit monument gris.
Gwillim, Elizabeth, 1763-1807 | 1763 à 1807
Women by tree-lined tank, Pammal | Femmes près d’un réservoir bordé d’arbres, Pammal

Ces bassins étaient d’intéressantes structures. Ce terme désignait des étangs et des lacs artificiels « formés soit par excavation, soit par talutage; il s’y creuse parfois des brèches durant la saison des pluies, et ils peuvent s’assécher complètement par temps chaud » (Aditya Ramesh, 2018). En langue tamoule, on continue d’appeler ces bassins des eris ou des kulams.

Entretenus grâce à un système complexe de patronage et de relation avec des clients, de nombreux bassins se sont détériorés au fil du temps. Les chemins de fer, le règne colonial et la réhabilitation des terrains en sont les principaux coupables. Les famines du XIXe siècle ont souligné l’importance de l’entretien des bassins, mais cette opération n’a été prise en charge que très brièvement par les administrateurs coloniaux. La détérioration s’est accélérée dans la foulée de l’urbanisation entreprise après l’indépendance; on a bâti même sur des plaines inondables, déplacé les pauvres des villes vers des terrains marécageux à risque élevé d’inondations, et comblé les points d’eau situés dans les villes pour y construire « des arrêts de bus, des projets d’habitation, des décharges et des lieux de réinstallation » (Karen Coelo et Nitya Raman, 2013). Toutes ces décisions ont rendu Madras, aujourd’hui appelée Chennai, beaucoup plus sujette aux dommages causés par les inondations. La ville a d’ailleurs connu, au cours du vingtième siècle, d’importants épisodes d’inondations, notamment en 1910, en 1943 et plus récemment en 2015, où des quartiers entiers de la ville ont été submergés. Ces catastrophes sont en partie attribuables à des facteurs climatiques et à l’activité cyclonique, mais le fait que les agences locales aient ignoré l’hydroécologie des environs et précipité le développement des villes a largement contribué au problème actuel. Les vulnérabilités écologiques et sociales vont de pair, et les pauvres de ces régions sont les plus durement touchés.

La terre est soumise à des pressions de plus en plus grandes, étant donné l’accroissement de la population et de la demande; or, l’intensification de l’agriculture risque fort d’accélérer le drainage des sources d’eau, l’érosion des sols et la perte de la biodiversité. Comme l’a proposé un récent article, les politiques agricoles et environnementales de l’Inde devraient chercher à « soutenir les fermiers dans la mise en place de mesures d’intensification durables, afin de minimiser la perte de la biodiversité et de permettre la séquestration de carbone dans les sols pour en augmenter la fertilité et réduire les émissions de gaz à effet de serre produites par l’agriculture » (Hintz, et.al, 2020). Comme deux tiers de la population indienne dépendent encore de l’agriculture, la subsistance et le bien-être de ces personnes sont indissociables de la durabilité de leur environnement.

Toutes ces pensées me sont venues à la lecture des archives des deux sœurs, qui m’ont permis de recueillir des renseignements environnementaux historiques sur la Madras du début du XIXe siècle. Les modifications que nous avons apportées à nos paysages sont bien visibles, et ces sources manuscrites révèlent leur vraie nature.


Lectures complémentaires

Karen Coelo and Nitya Raman, 'From the frying pan to the flood plain; Negotiating land, water and fire in Chennai’s development’, in Anna Rademacher and K. Sivaramakrishnan, eds., Ecologies of Urbanism in India: Metropolitan Civility and Sustainability, Hong Kong: Hong Kong University Press, 2013.

Aditya Ramesh, ‘The value of tanks: maintenance, ecology and the colonial economy in nineteenth-century south India’,Water History, 2018.

R. Hinz, T. B. Sulser, R. Huefner, D. Mason-D’Croz, S. Dunston, S. Nautiyal, C. Ringler, J. Schuengel, P. Tikhile, F. Wimmer, R. Schaldach, 'Agricultural Development and Land Use Change in India: A Scenario Analysis of Trade-Offs Between UN Sustainable Development Goals (SDGs),' Earths Future, Volume 8, Issue 2, February 2020.