Marika Sardar
Marika Sardar
Marika Sardar est conservatrice et chercheuse indépendante. Elle était autrefois conservatrice au musée Aga Khan et a déjà travaillé au Musée de l’art islamique à Doha, au Qatar, au Musée d’Art de San Diego et au Metropolitan Museum of Art. Parmi les grandes expositions auxquelles elle a participé, citons Interwoven Globe (2013); Sultans of Deccan India, 1500-1750 (2015), dans le cadre de laquelle elle examinait les traditions artistiques liées aux sultanats musulmans du centre de l’Inde, et Epic Tales from Ancient India (2016), une étude des traditions narratives et des illustrations de textes provenant d’Asie du Sud. Marika Sardar a obtenu sa maîtrise et son doctorat (« Art et archéologie islamiques ») de l’Institut des beaux-arts de l’Université de New York. Elle a rédigé bon nombre d’articles et de livres, et a fait partie de l’équipe d’édition et de rédaction du livre The Ramayana of Hamida Banu Begum, Queen Mother of Mughal India (Le Ramayana de Hamida Banu Begum, reine mère de l’Inde moghole) (Doha: Museum of Islamic Art, 2021).
Au service des Gwillim
J’ai demandé [à Poppa] si elle était mariée, et elle m’a répondu très simplement qu’elle l’avait été deux fois. Son premier mari, un capitaine de bateau hollandais, l’avait achetée pour deux cents pagodes quand elle avait 10 ans. Son second mari (le capitaine étant rentré en Europe) était le valet d’un gentilhomme de Madras; il lui aurait donné un fils, placé par elle dans une école de charité. Mais il aurait ensuite pris une autre femme, dont la famille ne lui aurait jamais rien donné, ni reconnu l’existence de son garçon, avant qu’elle vienne m’offrir ses services. Après un certain temps, je lui ai posé des questions; elle prenait congé une fois par semaine pour rendre visite à son enfant. Je lui ai dit : « Je suppose que vous deviez être bien triste quand cet homme vous a quittée pour une autre. » « Non, m’a-t-elle répondu; pourquoi m’en ferais-je pour cet homme? Je ne me soucie que de mon enfant, et je ne souhaite plus m’associer à un homme. Il arrive que des domestiques m’approchent, me demandent de venir vivre avec eux et leurs maîtres, mais je... J’aime mieux l’argent de Madame. Oui, ils me donneraient cinq pagodes par mois, mais si je me lie à l’un d’entre eux, il partira dans quelques mois; or, je ne peux quitter mon enfant, car je mourrais de ne plus le voir ». Je confirme qu’elle a vécu avec moi pendant deux ans et dix mois, en toute innocence, j’en suis convaincue. Elle ne me cause de souci qu’en demandant fréquemment à visiter son fils; heureusement, elle ne m’en veut pas même quand je le lui refuse.
Cette histoire déchirante m’a sauté aux yeux pendant ma lecture de la correspondance des sœurs Elizabeth Gwillim et Mary Symonds. Comprise dans une longue lettre de babillage adressée par Elizabeth à sa mère, où elle décrit les nombreux membres du personnel domestique formant la maisonnée des Gwillim à Madras, cette mention d’une femme nommée Poppa est particulièrement saisissante : mariée alors qu’elle était encore enfant, puis une deuxième fois, elle a donné naissance à un garçon avant d’en être séparée. Je l’ai trouvée intolérable. Aussi intolérable, d’ailleurs, que les refus légèrement agacés d’Elizabeth quand Poppa demande à aller voir son enfant : « Elle ne me cause de souci qu’en demandant fréquemment à visiter son fils; heureusement, elle ne m’en veut pas même quand je le lui refuse. » Les centaines de pages de lettres se poursuivent sur le même ton : des références passagères à des gens dont la vie économique et personnelle était sous l’emprise des sœurs, des gens qui n’avaient pas le pouvoir de prendre des décisions eux-mêmes. Ces hommes et ces femmes figurent à peu près de la même façon dans les tableaux de maisons et de paysages peints par Mary; des personnages circonstanciels, pittoresques, qui étoffent le décor, sans pour autant être complètement humains.
Explorer l’archive
La première fois qu’on m’a présenté le projet Gwillim, les documents sources me paraissaient riches et captivants. Les tableaux semblaient représenter toute une gamme de vignettes intéressantes et les lettres redonnaient vie à une distribution de personnages géniaux (pour la plupart). Ce projet donnait également l’occasion d’étudier les tableaux d’histoire naturelle produits en Inde aux XVIIIe et XIXe siècles, un sujet qui m’intéressait depuis un certain temps.
Mais quelle valeur accorder à un énième projet qui se proposait de créer une histoire sociale de l’occupation britannique en Inde? Ce projet, piloté au Canada, faisait appel à des participantes étrangères pour la plupart; quel était leur point de vue sur la question? Qu’est-ce qui les a motivées à produire une nouvelle approche à appliquer au contexte social des deux sœurs — et que pensaient-elles du fait de produire un travail d’érudit susceptible de reproduire les récits dominants de l’époque? Au départ, le projet était conçu pour mettre au jour les expériences des femmes britanniques, considérées comme étant presque entièrement absentes des témoignages historiques au sujet de l’Inde coloniale. Toutefois, des examens plus attentifs ont révélé que les lettres et les tableaux à l’étude présentaient des points de vue largement semblables à ceux des hommes britanniques; le projet dans son ensemble continuait de privilégier le même genre de sources et de points de vue, perçus comme des témoignages précoces de l’époque. Les recherches étaient centrées sur les intérêts des sœurs et sur leurs difficultés à s’adapter à la vie en Inde, mais, comme les sœurs elles-mêmes, semblaient ignorer le monde autour d’elles et les conséquences de leurs gestes sur les terres qu’elles occupaient. Les ressources allouées au projet Gwillim auraient-elles mieux servi si on les avait consacrées à trouver des sources et à rédiger une histoire portant sur d’autres sujets?
En travaillant sur les archives Gwillim dans le cadre de ma propre contribution au projet, celle d’inclure les tableaux de Mary et Elizabeth au continuum de la peinture d’histoire naturelle en Inde, je ne pouvais m’empêcher de penser aux peuples locaux, dont la vie a été irrévocablement bouleversée par l’arrivée des Britanniques sur leurs terres natales, ainsi qu’aux forces qui les ont menés au contact avec les Gwillims, avec les gens mentionnés dans les lettres.
…la plupart des Dames ont [mot biffé] les domestiques, qui agitent des éventails durant les repas en se plaçant pour ce faire derrière leurs chaises; comme vous le voyez, on prend ici de grandes précautions pour veiller à ce que nous ne soyons pas incommodées par la chaleur.
Les Gentous… sont pusillanimes, ils sont craintifs et trompeurs – leurs méfaits sont semblables à ceux des enfants; ils n’expriment ni honte ni peur quand ils se font prendre, et semblent n’avoir aucun pouvoir de résistance à la tentation, ni aucune honte à causer du tort.. Quant à la peur, ils ne semblent avoir eux-mêmes aucun sentiment distinguant le bien du mal, et si les châtiments leur ont appris la crainte, ils n’ont servi qu’à entraîner de nouveaux méfaits... sans les empêcher de mal se comporter...
Je m’occupe de tenir la maison, ce qui représente beaucoup de travail, car je dois tout garder dans une pièce fermée à clé, en ne donnant chaque matin aux domestiques que ce dont ils auront besoin pour les tâches de la journée. Impossible de leur en confier plus, car ce sont de tels chapardeurs! Laissez-moi vous dire comment ils m’ont volé des chandelles : je leur en distribuais chaque jour juste assez, mais ils en coupaient un morceau avant de les placer dans les bougeoirs. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, mais une dame m’a conseillé d’ouvrir l’œil, et j’ai bien vu que c’était le cas. C’est un bon exemple du genre de vol commis ici par la grande majorité des natifs; ils ne sont pas assez braves pour entrer quelque part par effraction ou pour voler des biens de taille, mais ils sont toujours à manigancer ces petits chapardages.
Poppa dort à même le dur plancher de stuc, dans la chambre jouxtant la mienne, portant les mêmes vêtements que durant la journée : sa robe de mousseline et ses colliers en or. M. Gwillim la fait appeler trois ou quatre fois par nuit pour avoir des biscottes, de l’eau, et elle se réveille toujours de bonne humeur et se présente vêtue comme en plein jour, comme si elle n’avait qu’à se secouer un peu.
Il est joli de voir toutes ces petites filles qui travaillent dans les champs de coton; elles courent toute la journée parmi les plants, de petits paniers dans les bras...
Un nouveau type d’Histoire pourrait, par exemple, se pencher ce qui motivait les personnes décrites par Elizabeth et Mary. Qu’est-ce qui les a contraintes à chercher de l’emploi auprès de familles britanniques installées en Inde qui enrôlaient des domestiques indiens, s’attendant à ce que ces derniers recréent pour eux les plats et l’environnement familial d’Angleterre? Qu’est-ce que cela pouvait faire d’être debout pendant des heures, en service, lors d’un repas, en regardant boire et manger les convives? D’être séparé de sa famille? De risquer d’être puni pour avoir dérobé un bien de première nécessité à ceux qui en avaient en abondance? D’être traité avec condescendance et mépris? S’il est peut-être « possible de dévoiler et de souligner les voix et les expériences indiennes au sein de cette archive coloniale », nos objectifs futurs pourraient être mieux servis en cherchant ailleurs des récits servant à rééquilibrer nos récits sur les Britanniques en Inde. Et si l’on tient à promouvoir des voix féminines, pourquoi pas celle des femmes à l’emploi de Mary et Elizabeth, pour constater les effets et les répercussions à long terme de l’occupation coloniale? Si les lettres et les tableaux des sœurs devaient être connus du public, il en va de même des traces laissées par leurs contemporains indiens.