Regarder une archive coloniale en face

Regarder une archive coloniale en face
Lectures complémentaires

Qu’est-ce qu’une archive?

Une archive est une collection de documents qui servent de source d’information sur un lieu, un établissement, une personne ou un groupe. On préserve des documents dans ce but depuis des siècles, des premières tablettes et des premiers rouleaux recouverts d’écriture cunéiforme aux lettres manuscrites d’hier et aux rapports d’impôts des entreprises d’aujourd’hui.

Couverture d'une lettre manuscrite avec cachet de cire
Première page d’une lettre de Mary Symonds adressée à sa sœur Hester James, écrite le 19 août 1803. Offert par la British Library (Mss Eur C240).

Jusqu’à tout récemment, en Occident du moins, on considérait les documents comme des récipients passifs, destinés à recevoir de l’information afin qu’elle soit préservée et transmise par les archivistes. Ces archivistes étaient eux-mêmes perçus comme neutres, se contentant de rendre ces documents accessibles à qui voulait les consulter.

Or, depuis une vingtaine d’années, les universitaires font la lumière sur un fait : les archives ont toujours été des espaces de pouvoir. En effet, les documents recueillis au fil du temps prennent généralement pour objet les groupes au pouvoir : les rois et les reines, les gouvernements, les religions dominantes. Ils étaient aussi préservés de manière sélective par les classes plus puissantes de la société pour justifier leurs décisions, pour asseoir leur pouvoir et pour raconter les événements à leur manière.

Les archivistes sont eux aussi impliqués dans cette dynamique du pouvoir, puisqu’il leur revient d’accepter ou de refuser des dons. Ils peuvent également choisir de mettre au premier plan certaines collections et d’en négliger d’autres. Et ces décisions ont des effets considérables sur la mémoire et l’identité culturelles, parce que les documents que nous préservons nous définissent : nos valeurs, notre histoire, notre présent.

Les héritages du colonialisme

Comme la majorité des universités occidentales, McGill s’est bâtie sur un héritage colonial, et est située physiquement sur les terres traditionnelles des nations Haudenosaunee et Anishinabés. Son fondateur, James McGill, comptait parmi les milliers d’Européens à s’établir au Canada à la fin du XVIIIe siècle, dans la foulée de la vaste mission que s’était donnée l’Europe : coloniser le reste du monde. Par conséquent, les collections recueillies par des générations d’archivistes à McGill tendent à refléter ce point de vue colonial.

Au cours des dernières années, on observe un mouvement dans le monde archivistique. Il vise non seulement à reconnaître la violence passée et actuelle imposée par le colonialisme - ainsi que le rôle tenu par nos collections dans cette violence - mais aussi à penser aux façons d’utiliser ces documents d’archives pour remettre en question cet héritage en l’abordant de front.

 

 Femme en rouge assise sur un tapis et tenant un bébé; derrière elle, armoire verticale recouverte de tissu blanc, panier posé sur son dessus, près d’une porte ouverte sur un paysage, arbres et montagnes au loin; à droite, femme en bleu assise, regard posé sur un enfant endormi dans un grand lit à baldaquin aux rideaux blancs liés par des rubans bleus.
Symonds, Mary, 1772-? | 1772 à ?
An English Nursery in India | Chambre d’enfant anglaise en Inde

Lire entre les lignes

Les archives Gwillim sont un exemple d’archives coloniales. En effet, Elizabeth Gwillim et sa sœur Mary Symonds étaient deux femmes anglaises, parties s’installer en Inde après que la nomination du mari d’Elizabeth à la Cour suprême à Madras. Ce tribunal a été mis sur pied par les Britanniques après que la Compagnie des Indes orientales ait pris de force le contrôle de la majorité du pays.

En interprétant littéralement les documents laissés par les Gwillim, les chercheurs peuvent en apprendre davantage sur les observations et les activités des Britanniques dans le sud de l’Inde.

Par contre, en employant une stratégie destinée à subvertir cet héritage – celle de « lire entre les lignes », on peut décentrer ce récit colonial qui relate l’expérience des colons, pour s’attarder plutôt à ce que ces archives nous enseignent sur les vies, les pratiques, l’histoire et les expériences des peuples colonisés

Changement de regard

Les collections coloniales détaillent la vie et le travail des colonisateurs; pour lire entre les lignes, il faut d’abord comprendre le contexte colonial de la création de ces documents, puis se mettre activement à la recherche des informations manquantes ou traitées comme étant secondaires.

Dans le cas des archives Gwillim, il s’agit de dépouiller les centaines de lettres envoyées par Elizabeth et Mary à leur famille en Angleterre pour retrouver précisément leurs descriptions des pratiques, des cérémonies et des vêtements qu’elles observent à Madras (aujourd’hui Chennai). D’étudier en priorité l’arrière-plan des tableaux d’Elizabeth et Mary pour analyser les gens, les bâtiments et les paysages qu’elles y ont représentés. Mais surtout, cela signifie de collaborer avec des chercheurs et des universitaires en Inde, avec des chercheurs nord-américains spécialisés en histoire de l’Inde, et avec des personnes qui s’identifient comme membres de la diaspora sud-asiatique, pour en savoir plus sur la valeur qu’ils trouvent à cette collection.

Grâce à ce changement de regard, qui passe des colonisateurs aux colonisés, nous pouvons commencer à ajouter des voix généralement sous-représentées aux archives historiques de l’Occident, et à remettre en question l’héritage du colonialisme.

Ayant décrit notre travail sur les archives Gwillim comme une « confrontation » du colonialisme, nous reconnaissons toutefois que notre projet est loin d’être exhaustif, et que le travail de remise en question des héritages coloniaux de nos collections ne fait que commencer. Espérons que les collections présentées sur notre site Web inciteront les visiteurs à interagir avec ces documents complexes de manière réfléchie et constructive, et que ce projet pourra servir de modèle pour la mise en lumière des voix sous-représentées au sein d’autres collections coloniales.

 


Lauren Williams (elle), conservatrice de la collection d’histoire naturelle Blacker Wood, Bibliothèque de McGill. Je suis une colon blanche vivant sur le territoire non cédé du peuple Kanien'keha:ka.