Le tracé des expériences
Deborah Thiagarajan
La professeure Deborah Thiagarajan est historienne de l’art, présidente de la Fondation d’artisanat de Madras et ancienne directrice du musée DakshinaChitra. Elle a d’ailleurs créé la Fondation d’artisanat de Madras en 1984 en ayant pour but d’ouvrir le musée DakshinaChitra à Muthukkadu, Chennai; son projet fut réalisé en 1996.
Alors que je lisais les lettres d’Elizabeth Gwillim et sa sœur, et que je contemplais leurs œuvres, je ne cessais de songer à mes propres expériences à Madras. Je me suis installée ici avec mon mari tamoul en 1970, en arrivant des États-Unis; je vois donc la ville se développer et se transformer depuis plus de 50 ans. Peu après mon arrivée, j’ai commencé à explorer la ville par le biais de son architecture. J’ai lu une foule de livres sur l’ancienne Madras et retracé la croissance de la ville sous la domination britannique, d’abord le long de Poonamallee High Road jusqu’au Mont Saint-Thomas, puis en remontant la côte, et en suivant les berges de la rivière Adyar. C’étaient, en un sens, les routes qu’a empruntées Elizabeth durant son séjour ici.
Intéressée par l’architecture depuis toujours, j’ai passé du temps à explorer les dernières maisons coloniales encore existantes à Madras, y compris le Madras Club dont Elizabeth a réalisé des croquis; il était facile pour moi d’imaginer sa vie chez elle. En fait, je connais très bien le quartier dans lequel vivaient les Gwillim; je pouvais me la représenter se promenant le long de certaines rues, dont quelques-unes où l’on retrouve encore des demeures indiennes traditionnelles, jusqu’au temple Mylapore, dont elle a décrit l’imposant wagon. Je me suis demandé si elle était passée près de l’église Luz, bâtie par les Portugais en 1519. Sans aucun doute, puisqu’elle connaissait bien l’église portugaise datant de la même époque et située sur le Mont Saint-Thomas.
J’étais aussi très amusée par tous les objets qu’elle demandait à sa mère et à ses proches de lui envoyer; cela me rappelait mes propres demandes, dans les premiers temps après mon arrivée. Dans mon cas, en revanche, mes parents me rendaient visite annuellement pour me remettre en personne ce que je leur avais demandé, c’est-à-dire souvent – au contraire d’Elizabeth – des jouets ou des vêtements pour mes filles qui étaient encore jeunes. Les textiles sont l’une de mes passions en Inde; j’ai aussi étudié l’histoire et les procédés entourant le chintz peint qu’elle décrit. Nous y consacrons même une exposition au musée DakshinaChitra.
Ma vie, même 150 à 200 ans plus tard, est-elle si différente de la sienne? Comme Elizabeth, je suis une femme privilégiée, avec un personnel de maison qui me libère de mes tâches ménagères pour que je puisse me consacrer à ma passion pour l’artisanat et l’architecture. Comme elle, je préfère passer mon temps à en apprendre plus sur l’Inde, et je n’ai jamais aimé les grosses fêtes, ni les potins. La vie d’Elizabeth s’est terminée prématurément en l’absence de la médecine moderne; elle n’a pu survivre à la chaleur et l’humidité intenses de Madras. Fort heureusement pour moi, je vis non seulement à l’ère de l’air climatisé, des téléphones cellulaires et de la médecine moderne, mais aussi à une époque où le peuple indien est libre de vivre ses rêves. Et c’est une période emballante.